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Février 2017
Décider de notre disparition ou de notre survie
Auteur : Pierre Clément

Les problèmes écologiques que nous avons nous mêmes créés mettent notre civilisation en péril. Mais est-ce la première fois que cela se produit? Non. De nombreuses autres sociétés se sont éteintes avant la nôtre… seule l’échelle planétaire du problème le rend cette fois-ci incontournable. Alors que sait-on de ces sociétés disparues? Quelles erreurs ont-elles commises? Que peuvent-elles encore nous apprendre avant qu’il ne soit – pour nous aussi – trop tard?

Le professeur Jared Diamond, scientifique de renom, géographe et professeur à l’Université UCLA, prix Pulitzer 1998, a beaucoup étudié ces questions. Elles sont au cœur de son livre: «Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie» paru en français aux Editions Gallimard, en 2006. Nous avons lu ce livre, qui a d’ailleurs déjà fait l’objet d’une note de lecture ici, dans l’essor. Et dans le cadre du forum de ce numéro, il est plus que pertinent d’y revenir.

La première partie de l'ouvrage nous fait découvrir l'histoire de quelques civilisations disparues: les Mayas, les habitants de l'île de Pâques, les Vikings du Groenland, et d'autres encore. Explorant leurs origines, leurs ressources, leurs outils, leurs méthodes d'agriculture et de construction ainsi que leur organisation sociale, le professeur Diamond nous présente les recherches approfondies qui ont été faites sur leurs problèmes, leur déclin, et parfois leur extinction, avec toutes les preuves de la brutalité des événements et des souffrances traversées. C'est aussi l'histoire des archéologues et de leur patient travail pour rassembler les éléments du puzzle et les mettre dans le bon ordre…

Suivent trois exemples de sociétés qui ont su résoudre leur crise sur le long terme. Ce sont celles des hautes terres de Nouvelle-Guinée, de l'île de Tikopia (Pacifique) et du Japon. Toutes les trois se sont trouvées confrontées à des problèmes écologiques: déforestation, érosion et perte de fertilité des sols. Dans les deux premiers cas, le territoire concerné était assez restreint pour que les habitants puissent rapidement prendre conscience des problèmes, avoir une vue d'ensemble de la situation, et être impliqués dans la recherche de solutions (gestion du problème par le bas). Dans le Japon des 17e et 18e siècles, par contre, ce sont les shoguns qui ont imposé des règles drastiques pour reconstituer la forêt gravement endommagée (gestion du problème par le haut). Dans tous les cas, la population a également appliqué un contrôle sévère des naissances, imposé par le manque de ressources alimentaires.

La valeur d'une civilisation se mesure à ce qu'elle sait non créer, mais entretenir.
– Edouard Herriot

Dans la seconde partie de l'ouvrage, nous plongeons au coeur des grandes crises actuelles. Le génocide du Rwanda y est abordé, non sous l'angle ethnique, mais sous l'angle de la surpopulation et de la rareté des terres cultivables. La République dominicaine et Haïti mettent en lumière l'importance des relations avec l'extérieur, ainsi que les effets visibles de différentes politiques au niveau de la protection de l'environnement. La Chine est présentée comme un pays souffrant de nombreux problèmes de pollution et de raréfaction des ressources, mais par ailleurs prêt à prendre des mesures radicales, parmi lesquelles le contrôle des naissances. L'Australie nous amène à nous intéresser aux problèmes de pollution dus à l'exploitation minière, à la surpêche, à une agriculture subventionnée alors que les terres sont très pauvres, aux problèmes causés par l'introduction d'espèces non indigènes, ainsi qu'aux dérèglements locaux produits par le réchauffement climatique mondial.

Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
– Aimé Césaire

Enfin, dans la troisième partie, l'auteur synthétise les résultats de ces observations et en tire des enseignements. Comment les sociétés en arrivent-elles à prendre des décisions catastrophiques? Les explications sont variées: certaines sont rationnelles (les personnes qui décident sont éloignées des lieux où les problèmes se posent, les changements dans l'environnement se produisent à un rythme imperceptible ou sont masqués par des fluctuations) mais d’autres sont plus irrationnelles. On y voit, preuves à l’appui, que les élites dirigeantes, si elles vivent de façon repliée sur elles-mêmes, peuvent prendre des décisions nuisibles à l'ensemble d’une société, notamment par soif de pouvoir et recherche de prestige. Ce phénomène n'apparaît pas si les dirigeants vivent dans les mêmes conditions que le reste de la population. «La compétition pour le prestige fait rarement bon ménage avec la vision à long terme» explique l’auteur. Et la vision à long terme est essentielle pour prendre des décisions qui assureront l'avenir d'une société. D'autre part, certaines sociétés se sont trouvées devant un cruel dilemme: mourir dans le respect de certaines valeurs qu'elles jugent fondamentales ou s'adapter pour survivre. Les Vikings du Groenland sont morts de faim alors qu'ils étaient littéralement entourés de poisson de mer, mais refusaient d'en manger (comment réagirions-nous si nous devions à l'avenir tirer nos protéines des insectes, par exemple?). Sans même évoquer l’abandon du pétrole, le partage équitable des ressources, etc.

Jared Diamond reste pourtant optimiste car malgré les facteurs environnementaux qui mettent une société en difficulté, il n'existe pas de certitude quant à l'issue d’une crise. Les décisions prises par les personnes concernées restent toujours déterminantes. Certes, les exemples de sociétés ayant survécu à une crise grave n'occupent qu'un chapitre du livre, et on déplorera peut-être que les conseils pour des actions concrètes au niveau individuel soient relégués dans les notes bibliographiques… mais tel n’est pas le propos de ce livre, de toute manière.

Les œuvres de civilisation ne naissent pas sans peine; elles peuvent mourir bien plus soudainement qu'on ne pense.
– André Thérive

L'auteur fait quand même la liste des douze problèmes majeurs auxquels nous sommes actuellement confrontés au niveau mondial. Chacun est assez grave pour, à lui seul, nous mettre en danger, même si les onze autres étaient résolus. Pour résumer, ces douze problèmes sont les manifestations du fait que, pour atteindre notre niveau de vie et notre niveau de population actuels, au niveau mondial, nous grignotons inexorablement le capital qu'est pour nous la nature: les terres cultivables, les forêts, les espèces animales. Selon le professeur Diamond, «du fait même que nous suivons de plus en plus cette voie non durable, les problèmes mondiaux d'environnement seront bel et bien résolus, d'une manière ou d'une autre, du vivant de nos enfants. La seule question est de savoir si la solution ne sera pas trop désagréable, parce que nous l'aurons choisie, ou désagréable, parce qu'elle se réglera sans que nous l'ayons choisie par la guerre, le génocide, la famine, les épidémies et l'effondrement des sociétés.»

Un aiguillon, donc, pour nous réveiller et nous faire prendre conscience à quel point l'action, tant individuelle que collective, est urgente pour redresser la barre avant que nous ne subissions la même fin que les sociétés pourtant bien organisées des siècles qui nous ont précédés.

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