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Février 2017
Un effondrement? Oui, mais de quoi?
Auteur : Anne-Catherine Menétrey-Savary

L’effondrement est incontestablement un thème à la mode. Les cassandres de toutes catégories s’en donnent à cœur joie. Seul le délai varie. Certains annoncent la catastrophe pour 2030, d’autres nous accordent généreusement un sursis jusqu’à la fin du siècle. Des effondrements, notre planète en a déjà connus beaucoup, de l’extinction des dinosaures à la disparition de civilisations remarquables, enfouies sous les ruines de Mossoul, de Tombouctou ou d’Alep. Mais ils n’ont jamais tout anéanti. La question est donc aujourd’hui de savoir ce qui menace de s’écrouler et si c’est grave. Ceux qui ont le courage de s’aventurer sur le champ de mines qu’est notre futur prédisent l’anéantissement de la civilisation («occidentale», précisent-ils), ou de la société industrielle, ou du système bancaire. D’autres catastrophes sont annoncées, telle qu’un collapse planétaire sous l’effet de la démographie, une invasion migratoire ou une insurrection massive des laissés pour compte. Sans compter le péril nucléaire, puissance autodestructrice par excellence. Il est permis de penser que certains effondrements seraient moins dramatiques que d’autres, voire carrément souhaitables. Personnellement, j’aurais un faible pour l’insurrection globale et je ne dédaignerais pas l’écroulement du système capitaliste, pas plus que celui des nationalismes identitaires. L’essor d’autres civilisations que l’occidentale n’est pas non plus pour me déranger.

Aujourd’hui cependant la menace écologique est considérablement plus redoutable en raison des grands déséquilibres globaux dus à l’épuisement des ressources, à la réduction dramatique de la biodiversité et aux changements climatiques. Le véritable danger réside dans l’incapacité des Etats à maîtriser ces périls tant qu’ils sont encore circonscrits. Or ils semblent déjà devenus ingérables parce qu’ils présentent un risque systémique, tout comme les banques «too big to fail». Les divers composants qui déterminent l’état de santé de la biosphère sont emprisonnés dans un réseau d’intérêts économiques interconnectés au point que l’effondrement de l’un d’eux, par un effet domino, pourrait entraîner la chute de tous les autres. Alors plutôt ne rien changer, renflouer les banques et l’industrie pétrolière, semblent se dire les puissants de la planète, et tant pis si la destruction de l’écosystème finira par nous entraîner dans l’abîme. A partir de là, on peut toujours se rassurer en songeant à la théorie du chaos: l’interdépendance des systèmes a pour effet que les modifications de leurs éléments, même infimes, peuvent déclencher des bouleversements considérables et irréversibles. C’est aussi ce qu’on appelle l’effet papillon. Or ces nouvelles configurations peuvent déboucher sur l’émergence d’un équilibre nouveau.

Par ailleurs, j’aime bien me souvenir que l’anéantissement des grands prédateurs comme les dinosaures a favorisé l’épanouissement d’espèces jusque-là marginalisées et menacées, dont l’espèce humaine. De même, on dit que les incendies de forêts donnent une chance à des plantes jusque-là étouffées par la végétation d’accéder à la lumière et de se développer. Certes, un incendie, c’est d’abord une catastrophe. De même, les désastres annoncés entraîneront la ruine, la souffrance ou la mort de nombreuses personnes, ainsi que des désordres monumentaux. Mais les désordres peuvent, eux aussi, se révéler féconds, créer de la résistance et engendrer du neuf. Jusqu’ici aucun effondrement n’a pu avoir raison du savoir, de la culture, de la création artistique ou de la pensée. Les plus grandes douleurs infligées à notre monde ont toujours mis debout des hommes et des femmes pour les exprimer, pour les partager, pour résister, pour aider, pour compatir, pour construire une forme de résilience.

La douceur est le contraire de la barbarie, elle conduit à la civilisation; son contraire conduit à la guerre.
– Didier Court

Les biologistes et les naturalistes nous apprennent aujourd’hui que l’empathie et la coopération sont des caractéristiques des espèces vivantes aussi naturelles et fondamentales que l’agressivité et la compétition. Non! L’homme n’est pas un loup pour l’homme. C’est le néolibéralisme et le dogme de la croissance qui ont enfoncé dans la tête des gens le culte de la performance, de la rivalité, du chacun pour soi et de la recherche du profit. Mais il est encore possible de «décoloniser l’imaginaire», comme le disent les adeptes de la décroissance, et de mettre en œuvre des formes d’intelligence collective. Le changement est en route. Des investisseurs lancent une campagne de boycott des énergies fossiles. Le mouvement citoyen des «artisans de la transition» a commencé, partout dans le monde, à donner vie à des projets communautaires, des expériences collectives, des productions locales et des échanges non marchands, en marge des réseaux consuméristes et si possible hors d’atteinte de l’impérialisme numérique des Google, Apple, Facebook, Uber et compagnie, dont on attend avec espoir l’effondrement. Rien à voir avec un survivalisme sectaire, raciste, inspiré par la peur et sa cousine la haine. L’alternative en marche repose au contraire sur la confiance, la qualité des échanges et le courage. C’est peut-être ce qu’il y a de plus humain en l’homme qui parviendra à nous reconnecter à la vie dans sa puissance originelle.

Et si toutefois il prenait à notre planète l’envie de se débarrasser de notre espèce humaine qui a si malencontreusement travaillé à sa dégradation, il faudrait se réjouir que la disparition de ce redoutable prédateur permette à de nouvelles formes de vie de se déployer sous le soleil!

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