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Février 2016
La décroissance, une urgence
Auteur : Pierre Lehmann et Bernard Walter

Il importe de voir ce que signifie concrètement ce concept de décroissance, et de le situer dans notre contexte de vie matériel, social, intellectuel et idéologique. Car il semble que ce mot reste pour nombre de citoyens de chez nous un concept idéologique qui rassure «parce qu'on a pensé juste». Un concept qui comporte certaines implications sur notre mode de vie, mais pas trop.

Pourtant l'essor, notre journal, a donné pour titre à ce forum «La décroissance, c'est maintenant!». Donc pas demain, maintenant. C'est un libellé qui se présente sous une forme d'ultimatum, un libellé qui signifie: URGENCE. Il est déjà un peu tard sans doute. C'est une raison suffisante pour ne pas remettre la tâche au lendemain.

Il ne s’agit pas de préparer un avenir meilleur mais de vivre autrement le présent. François Partant

Pour aborder la question dans son entière dimension, il importe de voir:
1. la décroissance c'est quoi?
2. pourquoi il faut décroître?
3. comment décroître et ce qui doit en priorité décroître?

Alors 1, «décroître», c'est faire moins, à un niveau planétaire. C'est réduire la consommation, réduire la pollution, réduire la production. Sur le papier, cela paraît simple. Dans les faits, c'est une tâche démesurée sur un court terme, écrasante sur un moyen terme, et très exigeante sur un long terme.

Car, 2, pour notre Terre, nous avons déjà largement dépassé le stade de l'acceptable. Pour la vie des animaux et la diversité de la vie sur Terre, le stade de l'acceptable est déjà largement dépassé. Pour les populations lésées, qui représentent en nombre une majorité de gens sur Terre, le stade de l'acceptable est largement dépassé.

3. Personne ne va nous dire ce qu'il faut faire pour décroître. Personne ne va nous donner de recette. Ce qu'il importe de voir, c'est que la seule véritable manière de parvenir à amorcer le mouvement contraire de ce que tout le système économique dominant des hommes a enclenché et développé de façon continue depuis des centaines d'années (peu importe où l'on en situe l'origine, mais il est certain que les mouvements de conquête territoriale à grande échelle constituent un moteur essentiel de ce processus), c'est de rompre radicalement avec ledit système.

Inverser le mouvement, c'est casser le système d'argent, le système de profit, le système de propriété privée qui se fait aux dépens des populations, casser le système d'accumulation, de course à la croissance.

Dans l'idéal, cela signifie: envisager l'activité économique et industrielle dans l'optique de l'intérêt des populations. Fonder l'action dans une perspective d'intérêt général, et non plus d'intérêts individuels particuliers. Cela signifie: développer une société de proximité, une société de subsistance. Cela signifie: cultiver autour de soi des relations adultes et bienveillantes, fondées naturellement sur l'entraide et l'échange de services.

Au chapitre des aménagements quotidiens concrets, nous savons bien ce qu'il est recommandé de faire. A chacun de développer son chemin de vie comme il le croit juste. Cependant il est un programme philosophique incontournable pour l'Homme de demain: c'est le refus de la guerre. La guerre mène la planète à la ruine. Non seulement elle massacre, tue et détruit tout ce qui se présente, mais elle pollue horriblement et elle fait tourner le système d'argent comme une roue folle qui ne s'arrête plus.

Le superflu est reconnaissable à ce qu'il se retourne contre vous en vous donnant l'illusion qu'il est à votre service. Pierre Rabhi,
Du Sahara aux Cévennes

C'est à ce point que nous en venons au sujet tabou par excellence: l'argent. L'argent qui est devenu le dieu du monde. L'argent qui est devenu l'outil de puissance par excellence, l'outil qui rend possible tous les arbitraires et toutes les violences.

Ce dieu argent, on ne va pas le supprimer du jour au lendemain, évidemment. Mais des mesures très simples pourraient être prises pour rendre à l'argent la seule fonction qui justifie son existence, à savoir celle d'outil d'échange. Ces mesures simples, c'est: exclure toute dimension virtuelle de l'argent, celle qui consiste à ce que l'argent produise de l'argent par le simple fait qu'il existe. Et exclure toute dimension de spéculation. Les moyens pour y parvenir ne sont pas si compliqués. Il n'y faudrait qu'une vraie volonté politique. Ces moyens sont: une monnaie mondiale unique, un salaire mondial unique et l'interdiction d'accumulation de richesses personnelles.

«Vous rêvez», nous dit-on. Non, nous ne rêvons pas. Le constat général que nous tirons de la situation qui est la nôtre, celle de l'Homme du 21e siècle, chacun peut le faire. Chaque individu qui veut penser «décroissance» sérieusement en arrive nécessairement à ce genre de constat.

À partir de là, ce ne sont pas des recettes ou de bonnes résolutions qui vont apporter des changements significatifs. Mettre des panneaux solaires sur son toit, prendre moins l'avion, trier ses déchets, prendre plus souvent son vélo, acheter ses pommes en vrac, si tout cela ne s'inscrit pas dans un processus de rupture fondamentale d'avec notre mode de vie, ça n'aura que des incidences limitées sur notre avenir planétaire.

Pratiquer la décroissance, c'est d'abord un processus mental fondamental. C'est révolutionner les mentalités. Pratiquer la décroissance, c'est se forger un mental de résistant. Etre un résistant va beaucoup plus loin que faire du prosélytisme autour de soi et vouloir convaincre un peu plus des gens déjà relativement convaincus.

Voici venu le temps de la planète finie. Paul Valéry

Être un résistant, c'est ne pas craindre d'affronter le système dominant. Le pas déterminant du processus, c'est penser autrement, sortir du système de pensée unique dans lequel nous vivons, ouvrir les yeux et reconnaître dans quel système de propagande on nous fait vivre. Ne plus croire ce qu'on veut nous faire croire, ne plus marcher dans la direction où l'on veut nous faire marcher.

À partir de là, être un résistant, c'est bien évidemment rompre avec un mode de vie axé sur la consommation, chacun selon son idée et sa conscience.

La décroissance, ce n'est pas nous, humains sur cette Terre, qui allons la décider. C'est un processus qui va se faire, que nous le voulions ou non. Si ce processus se fait sans nous, la casse risque bien d'être terrible. Si c'est avec nous que cela se passe, nous pourrons y apporter un peu de douceur, et par là même apprendre un peu mieux le respect de la Vie et le respect de notre Terre.

Et même si les choses ne vont pas dans un sens souhaité, chaque être humain adulte reste porteur de responsabilité et a un espace de liberté pour faire le bien. Chacun a son jardin, habité par les fleurs qu’il y a semées.


Vient de paraître: Vivre dans un monde fini,
Pierre Lehmann, 2015, Éditions d’En Bas

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