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Juin 2013
Quand Stephan Schmidheiny espionnait
Auteur : François Iselin

Celui qui fut le grand patron de la multinationale Eternit jusqu'à la fin du siècle passé surveillait, dénonçait et punissait tous ceux – syndicaliste, humanitaire ou journaliste – qui osaient se soucier de la santé au travail de ses salariés.

L'étroite surveillance de toutes les succursales d'Eternit dans le monde était sans failles, comme j'en ai fait l'expérience chez Nicalit, au Nicaragua en 1987, lorsque je voulais m'assurer que ses ouvriers étaient protégés des «fibres mortelles», comme Eternit l'assurait péremptoirement. De retour en Suisse, un courrier personnel de sa direction*, m'invitait à venir la rencontrer !

Le flicage des «curieux» était organisé de sorte qu'il demeure indétectable pour qu'aucune suspicion de canaillerie patronale ne vienne flétrir l'honorabilité d'une des familles les plus puissantes et jadis respectées de Suisse. Mais ce flicage permettait à Stephan Schmidheiny de s'assurer que la dizaine de milliers de ses salariés ignorent tout de la toxicité de l'amiante et de la mortalité des personnes qu'il exposait, en toute connaissance de cause depuis 1965, dans ses usines et leur environnement.

Pourtant, le hasard qui fait bien les choses, y compris les plus embarrassantes pour qui les redoute, a fait que des lettres signées par Stephan Schmidheiny ont échappé à ses magouilles. Il en va par exemple de celles «personnelles», datées de 1977 * où il ordonne à un sous-fifre d'Eternit de surveiller étroitement un syndicaliste averti et de l'empêcher de transmettre ses informations aux principaux intéressés, les travailleurs, leurs proches et les habitants du voisinage des quatre usines Eternit en Italie.

Si la surveillance de tout intrus était si discrète et secrète, c'est que la famille multimilliardaire pouvait s'en donner les moyens. Ses dépenses en espions, avocats, délateurs ou en faveurs accordées aux travailleurs «compréhensifs», étaient dérisoires en comparaison des bénéfices mirifiques que rapportait la commercialisation d'un mélange d'amiante et de ciment, aussi médiocre à l'usage que mortifère pour la santé de qui le malaxait.

Avant que Stephan Schmidheiny ne daigne cesser d'empoisonner ses ouvriers à travers le monde vers 1994, il n'y avait d'assemblée publique qui ne soit fliquée sur ordre du Maître. Ainsi, toute manifestation notifiée était surveillée, que ce soient les rencontres entre des victimes de divers pays, les conférences de spécialistes des pathologies de l'amiante ou les stands d'information de la population. Les mouchards d'Eternit y étaient souvent d'une telle maladresse qu'on pouvait les débusquer, les photographier, les prendre à partie et, au besoin, les éconduire sans craindre de les offenser.

Mais le sabotage de tout effort collectif visant à mettre fin au drame de l'empoisonnement consenti à l'amiante par l'un de ses plus importants trafiquants se faisait surtout en infiltrant les défenseurs de ses victimes. Des taupes, grassement rétribuées, accomplissaient leur sale besogne consistant à recueillir toute information sensible qui aurait permis à la multinationale de les étouffer ou les démentir préventivement à travers les médias. De plus, comme ces agents relevaient méthodiquement l'identité de leurs proies, la surveillance pouvait s'étendre à l'ensemble des champions de la vérité et de la justice. Ainsi, le propre procureur de la République Italienne, Raffaele Guariniello, était dans le collimateur, tout comme l'association des victimes de Casale Monferrato qui fut espionnée pendant 6 ans par une prétendue «journaliste».

Comme tout bon sycophante, Monsieur Stephan Schmidheiny, craignant d'être dévisagé, a «oublié» d'honorer la soixantaine d'invites à se présenter aux sessions du Tribunal de Turin qui tentait en vain de dévider l'écheveau fort embrouillé de ses agissements. Cet absentéisme outrageant aura privé le procureur d'informations sous serment, qui auraient pu abréger son interminable instruction et, qui sait, assouplir la peine de 16 ans d'incarcération dont le grand absent a été condamné et qui vient, en appel (le 3 juin), d'être étendue à 20 ans.

Il ne faudrait pas prendre Stéphan Schmidheiny pour le bouc émissaire de la maffia des criminels d'industrie. La plupart des meneurs de multinationales violent impunément la dignité, l'intégrité physique et le droit élémentaire des salariés d'être informés des risques mortels qu'ils encourent. Mais, à la différence de notre Suisse réfugié au Costa-Rica, aux Baléares, ou l'on ne sait trop où, ces messieurs ont réussi à ce jour à échapper aux poursuites judiciaires. Leurs crimes, qu'il l'aient commis à Seveso, Bohpal, Tchernobyl, Fukushima… ou plus largement à l'échelle d'une région rendue radioactive, d'un continent contaminé ou de la planète entière, polluée, dépouillée de ses ressources vitales, restent impunis ou imputés à des lampistes, comme Schmidheiny a tenté vainement de le faire en Italie.

Grâce au procès historique de Turin, la chasse à la tricherie patronale peut maintenant être ouverte et l'on souhaite que son butin, en incarcérations de ses malfaiteurs et réparations de leurs ravages, profitera bientôt aux damnés de la terre, qui ont en cruellement besoin. Mais, pour que justice soit faite, il faudra bien que la Suisse, sa justice, la CNA et certains médias, cessent de jouer les complices d'un Stephan Schmidheiny qui, jugé et condamné par une instance irréprochable, ne mérite pas d'être arbitrairement protégé.


(*) Ces deux textes sont reproduits en fac-similé dans la brochure
Eternit: Le blanchiment de l'amiante sale, de R.F. Ruers, N. Schouten et F. Iselin, Ed. CAOVA, Lausanne, 2006.
Elle est accessible sur le site du Comité d'aide et d'orientation des victimes de l'amiante, caova.ch

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