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Décembre 2012
L'état de l'État
Auteur : Pierre Seytaz

– Comment va l'État ? Permettez que je réponde moi-même: Je vais bien, merci.

– Et toi? Pas très bien, justement…

– Et qu'est-ce qui ne va pas?

– Justement… mais tu m'as interrompu. Justement, je ne vais pas bien parce que je suis inquiet à ton sujet. Il me semblait…

– Non, non, ne t'en fais pas pour moi. Je vais très bien. Je suis la seule division du monde reconnue par l'ONU. Je structure presque la totalité de l'humanité. Reste le Vatican, si on peut parler d'un pays, et quelques individus perdus dans les îles ou le désert. Oublions-les. Pratiquement, je subsume à moi seul toutes les femmes et tous les hommes de la Terre. Mais tu fais une drôle de grimace…

Critiquer l'État, c'est ton droit, mais n'oublie pas que l'État, c'est toi!
— Proverbe allemand

– «Subsumer», ça me fait grincer des dents.

– Reste calme, consulte le Petit Robert, et tu verras ce que je veux dire. Tous les humains, sexe, âge, statut légal confondus, font partie de moi. Qui pourrait en dire autant? Non seulement je me porte bien, mais mon avenir est assuré pour longtemps. Je perdrai peut-être quelques plumes, j'en retrouverai d'autres. En fait, je suis simplement irremplaçable.

– Ouais… Jusqu'à nouvel avis. Mais, s'il te plaît, tu ne pourrais pas sortir de la généralité, en venir au concret, à ton problème, parce que rien n'existe sans problème. Tu ne le savais pas, je pense, alors je te l'apprends.

– Mon problème, dans le concret, d'accord. Pense, avec moi, à ton État.

– Précisément, il a des problèmes, mon État.

– Normal. Tu l'as dit toi-même, on ne peut pas exister sans problème. Où est le problème de ton État?

– En fait, je ne sais pas. C'est peut-être moi qui ai des problèmes avec lui. Tu vois, il a trois niveaux, petit, moyen, grand, ou base, milieu, sommet; on peut les appeler A, B et C, pour simplifier. Alors, si j'ai un problème avec A, par exemple, on me renvoie à B ou à C, ou aux deux à la fois; et si on me renvoie à C, c'est lui qui me renvoie à B. Ils jouent avec moi comme avec un ballon.

La doctrine libérale assigne à l'État une place particulière au sein de la société, paradoxale puisqu'à la fois essentielle et minimale. Elle repose sur deux hypothèses fondamentales: la première est que l'État est économiquement inefficient par rapport à l'organisation privée de la production, et la seconde est qu'il est un prédateur qui confisque autant qu'il le peut les richesses individuelles, par la force si besoin est, à l'intérieur comme à l'extérieur.
— Jean-Jacques Rosa

– Ils ne s'amusent pas, mon pauvre. Ils ne peuvent pas faire autrement, parce que tout est relié, dans le réel. Tous les aspects de ce qui existe sont interdépendants. Au-delà de ton «sommet» C, il y a encore du réel, avec ses exigences.

– «Tout est dans tout», comme on dit souvent.

– La formule simplifie les choses, mais je l'accepte. Cela signifie que ton État ne peut pas agir comme il le voudrait, pour te faire plaisir. Il fait ce qu'il peut. A toi de ne pas trop exiger de lui, de te demander si ton désir est raisonnable.

– Ce n'est pas un simple désir, un caprice. C'est un besoin.

– Alors, regarde bien si c'est un réel besoin. Il y a des gens qui s'ingénient à créer de faux besoins, pour vendre leurs produits. Si tu estimes que c'est un vrai besoin, et surtout s'il s'agit d'un besoin des autres membres de niveau auquel tu te situes dans un cas précis – disons A – parles-en autour de toi, efforcez-vous d'établir un dialogue serein avec les responsables de A, demandez l'avis de B et de C, cherchez tous ensemble un compromis…

– Ah, non! Pas de compromis, je déteste le juste milieu, le tiède.

– Le réel ne tiendra pas compte d'une position aussi rigide; il est comme cela, tout en nuances, et il exige les concessions de tous les intéressés. Surtout, ton État doit lui aussi accepter certains sacrifices, parce que le monde est ce qu'il est, et il ne nous appartient pas de le changer.

– Baisser pavillon, quoi.

– Je dirais plutôt, reconnaître que personne parmi nous ne peut changer le monde d'un instant à l'autre.

– Personne… Aucune personne seule, évidemment; mais tous ensemble, on doit pouvoir…

– D'accord. On doit pouvoir. Cela prendra du temps, des siècles ou des millénaires, mais il faut y croire, et surtout ne pas mettre la faute sur ton État, parce que sans lui, sans cette interface entre le monde et toi, alors oui, tu ne peux rien faire.

– Je commence à comprendre. Je vais y penser. On en reparlera.

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