Logo Journal L'Essor
2024 2023 2022 2021 2020 2019 2018
2017 2016 2015 2014 2013 2012 2011
2010 2009 2008 2007 2006 + 100 ans d'archives !
Rechercher un seul mot dans les articles :
Article suivant Numéro suivant
Numéro précédent Article précédent   index de ce numéro

Février 2012
Radio Vocifère
Auteur : Emilie Salamin-Amar

(extrait du recueil de sketchs «Le jardin des mots», Éditons Planète Lilou, 2012)

Alors, ça fait un bail que je n'ai plus eu de nouvelles de toi. Je t'ai envoyé je ne sais plus combien de courriels et tu ne m'as jamais répondu. De plus, je t'ai laissé pleins de messages sur ton répondeur, sans succès. Peux-tu me dire ce qui se passe?

* Je n'ai plus de connexion Internet. Je suis au chômage depuis six mois et le peu que je touche ne me permet plus de payer mon abonnement.

Et t'as plus de ligne téléphonique non plus? Tu ne vas pas me dire que tu vis totalement déconnectée du monde. C'est à n'y rien comprendre, tu avais un bon boulot, bien payé, donc normalement tes indemnités de chômage devraient te permettre de vivre décemment.

* Sauf que je me suis endettée. Tu sais comment c'est, on se laisse tenter par de belles publicités mensongères et puis après, c'est la descente aux enfers.

Oh, tout de suite les grands mots! Je sais que tu es une fille raisonnable et je ne t'ai jamais vu craquer devant des objets inutiles, du superflu.

* Ben, il faut croire que toi aussi tu t'es trompée sur mon compte. Tu vois, ce qui est étonnant dans mon histoire c'est que moi aussi j'avais cette belle image de moi, et celle que me renvoie la société n'est pas du tout la même.

La société, parlons-en de la société, quel bel exemple elle donne aux gens dits d'en bas! Tout est pourri, jusqu'au trognon, c'est pas à elle de donner des leçons. On entend tous les jours à la radio des histoires de corruption au sein des gouvernements, de détournement de fonds, de blanchiment d'argent sale. Mais toi, t'as rien à voir avec ce genre d'histoire! Tu ne t'es tout de même pas mise à dealer ou je ne sais quoi…

* T'as raison, j'ai simplement eu un peu de retard dans le payement de mon loyer. Ce mois-là, je suis tombée malade et comme j'ai une grosse franchise de deux mille cinq cent balles, la facture était pour ma pomme. Alors, j'ai payé le toubib et j'ai été voir la régie pour leur demander un délai de payement qu'ils m'ont refusé. Et donc, ils m'ont envoyé une lettre recommandée dans laquelle ils me menaçaient de me mettre aux poursuites si je ne payais pas dans les dix jours. Et comme j'avais pas de sous, j'ai pas payé et la suite, tu la connais. Tu sais, ça fait pourtant vingt ans que j'habite dans cet immeuble et je n'ai jamais eu un seul jour de retard dans mes payements. Il parait qu'ils veulent louer l'appartement à des Russes.

Mais, c'est dégueulasse! T'as été voir les Services sociaux? Ils peuvent peut-être t'aider, ils sont faits pour ça…

* Tu parles! Ça, c'est ce qu'on s'imagine lorsque l'on n'a pas eu affaire à eux. Tu peux crever, tant que tu n'es pas à la limite, ils ne te viennent pas en aide. Ils sont venus faire l'inventaire chez moi, il paraitrait que mon home cinema est un truc de riches, mon sèche-linge, une machine superflue et que mon 4x4 est une bagnole de friqués. À les entendre dire, faudrait que je vende tout ce que je possède et que seulement après m'être démunie de tout, ils me viendraient en aide. Si tu comprends bien ce que je suis en train de t'expliquer, il faut être dans la rue, genre SDF, et c'est là qu'ils viennent enfin à ton secours.

Mais, c'est insensé! C'est pas normal, c'est vraiment n'importe quoi! Lorsqu'un individu ne paye pas son loyer, on le met en poursuite et lorsque les États ne paient pas leurs dettes on fait appel aux contribuables. Ça devrait être dans les deux sens il me semble…

* Oui, mais faut pas confondre dettes privées et dettes souveraines. Sauver un État de la faillite n'a rien à voir avec le fait de sauver un individu. Nous autres, les pauvres cochons de payeurs, tout le monde s'en fout royalement.

T'as vu un avocat?

* J'ai pas d'argent pour le payer.

Une assistante sociale, alors?

* C'est pire que la vermine! Pour te dire, j'en ai vu une et tu sais ce qu'elle m'a conseillé de faire, c'est d'aller voir un psy pour soigner ma fièvre acheteuse, il paraitrait que c'est pathologique! Je ne sais pas si tu me comprends bien, mais pour elle, manger matin, midi et soir, se nourrir et vivre normalement, ce serait une addiction à la consommation. De plus, elle m'a laissé entendre que si je refusais de voir un psychologue et si ma situation financière s'aggravait, elle me mettrait sous tutelle.

Sous tutelle? Et les chefs d'États de tous les pays européens, est-ce qu'on leur a demandé de consulter un psy? Et qui les mettra sous tutelle, eux? C'est la même chose, et je dirai même que ce qu'ils ont fait est bien pire que ton loyer de retard. Non seulement ils vivent aux frais de la princesse, mais en plus ils se permettent de mettre l'Europe en faillite et à présent ils nous demandent de nous serrer la ceinture. Tu veux mon avis?, c'est un scandale, ils sont tous des pourris, c'est moi qui te le dis!


À la lecture de ce petit sketch inspiré par une conversation entendue dans un café, on peut s'interroger sur l'art et la manière de gouverner. Qui doit donner l'exemple? Le peuple ou les autorités? Et lorsqu'un gouvernement se comporte de manière indigne, a-t-on le droit de le dénoncer, de critiquer son inaptitude à gérer les affaires de l'État ou doit-on se taire et passer à la caisse? Pourquoi les hommes politiques devraient-ils être au-dessus des lois? Au nom de qui, au nom de quoi? Pourquoi serait-ce toujours au peuple de payer les erreurs commises par leurs dirigeants indélicats? (…)

Les prestations sociales sont rognées, le pouvoir d'achat des citoyens baisse, les acquis sociaux pour lesquels les générations précédentes se sont battues sont en voie de disparition. Nous vivons des moments historiques, un retour vers le passé, une régression sociale, des indignes au pouvoir et des indignés dans les rues. Triste tableau…

Espace Rédaction    intranet
©Journal L'Essor 1905—2024   |   Toute reproduction, même partielle, interdite.     Corrections ?