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Août 2011
Je suis tombé des nues…
Auteur : François Iselin

Je suis tombé des nues et ne sais plus comment revenir sur terre *

* Le titre original est: «Me cai del mundo y no se por donde se entra».

Eduardo Galeano est d'origine italienne, allemande et espagnole. Il est issu d'une famille catholique. À quatorze ans, il entre comme débutant au journal socialiste El Sol (es), où il brosse des caricatures d'hommes politiques tout en assurant la chronique des arts et du théâtre. Il est censuré par le président Jorge Pacheco Areco. A vingt ans, il devient chef de rédaction au grand hebdomadaire Marcha et, en 1964, directeur du journal Epoca (es) à Montevideo.

À la suite du coup d'Etat militaire de 1973, il est emprisonné avec des milliers d'autres opposants, puis s'exile en Argentine. Il fonde à Buenos Aires la revue Crisis qu'il dirige de 1973 à 1976. Après le coup d'Etat de mars 1976 en Argentine, Eduardo Galeano se voit obligé de s'exiler à nouveau, menacé de mort par des «escadrons de la mort». Il vécut à Barcelone, avant de rejoindre l'Uruguay en 1985 au début de la transition démocratique.

Son œuvre la plus connue, Les veines ouvertes de l'Amérique latine, est un acte d'accusation contre l'exploitation de l'Amérique latine par les puissances étrangères depuis le XVe siècle.
Galeano contribue régulièrement aux magazines anglophones The Progressive (E-U) et New Internationalist (R-U). Il est également publié dans Monthly Review et The Nation (E-U). Il a participé à des forums sociaux mondiaux de l'altermondialisme et fait partie des 19 personnalités qui ont proposé et signé le manifeste de Porto Alegre. Il est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009. Galeano a reçu, avec d'autres personnalités, le Prix José D'Elía en décembre 2009, octroyé par la confédération syndicale PIT-CNT. En novembre 2009, la maison d'édition québécoise Lux Editeur annonçait la parution prochaine en français des ouvrages récents de Galeano: Palabras andantes, Bocas del tiempo et Espejos.


Ce qui m'arrive, c'est que je ne parviens pas à vivre dans ce monde en jetant des choses pour les remplacer par de nouveaux modèles, et cela seulement parce que quelqu'un a eu l'idée d'y ajouter une nouvelle fonction ou de le rapetisser un peu. Il n'y a pas si longtemps, avec ma femme, nous lavions les langes des enfants, nous les suspendions à une corde à linge avec d'autres layettes, nous les repassions, les pliions et les préparions pour qu'ils les salissent à nouveau.

Et eux, nos gosses, aussitôt adultes et ayant des enfants, ils se chargent de tout jeter par-dessus bord, y compris les langes. Ils se livrent sans scrupules à tout ce qui est jetable! Oui, bien sûr, notre génération a toujours eu de la peine à jeter. Même les déchets ne nous paraissaient pas jetables! C'est pourquoi nous conservions dans la poche la moque de notre mouchoir en tissu.

Non! Je ne dis pas que c'était mieux; ce que je dis c'est qu'à un certain moment j'ai été distrait, je suis tombé des nues et maintenant je ne sais plus comment revenir sur terre. Le plus probable, c'est qu'actuellement ce soit mieux, je n'en discute pas. Ce qui m'arrive, c'est que je ne parviens pas à changer la chaîne stéréo une fois l'an, le portable tous les trois mois et l'ordinateur à chaque Noël.

Je conserve les gobelets jetables! Je lave les gants de latex qui sont faits pour n'être utilisés qu'une seule fois! Les couverts en plastique cohabitent avec ceux d'acier inoxydable dans le tiroir des couverts! C'est que je viens d'un temps où les choses étaient achetées pour la vie! Plus encore, elles s'achetaient pour la vie de ceux qui viendraient après!

Les gens héritaient des pendules, des jeux de verres à pied, de la vaisselle et même des cuvettes en faïence. Et c'est ainsi qu'au cours de notre courte période de mariage, nous avons eu davantage de cuisinières qu'il n'y en avait dans tout le quartier de mon enfance et nous avons changé trois fois de frigo.

Ils nous harcèlent! Je les ai surpris! Ils le font intentionnellement! Tout se casse, s'use, s'oxyde, se brise ou se gâte aussitôt pour que nous ayons à en changer. Rien n'est réparable. L'obsolescence est comprise dans la fabrication même.

Où sont les cordonniers qui répareraient les talons des baskets Nike? Est-ce que quelqu'un aurait vu un matelassier cardant les matelas à domicile? Qui répare les couteaux électriques? Le rémouleur ou l'électricien? Le «Téflon» intéresse-t-il les ferrailleurs? Et les fauteuils d'avions, les selliers?

Tout se jette, tout est déchet et, entre-temps, nous en produisons toujours plus. L'autre jour, j'ai appris qu'il y eut plus d'ordures pendant les 40 dernières années qu'au cours de toute l'histoire de l'humanité. Celui qui a moins de 30 ans ne va pas le croire: quand j'étais enfant, personne ne venait ramasser nos ordures devant notre porte! Je le jure! et j'ai moins de 71 ans! Tous nos déchets organiques finissaient au poulailler, aux canards ou aux lapins…et je ne parle pas du XVIIe siècle! Le plastique et le nylon n'existaient pas. Il n'y avait de caoutchouc ailleurs que dans les pneus et lorsqu'ils ne roulaient plus on les brûlait à la fête de la Saint Jean.

Les rares rebuts que les bêtes ne mangeaient pas servaient d'engrais ou étaient brûlés. Je viens de ce temps-là, je ne suis pas meilleur qu'un autre, mais ce n'est pas facile pour un pauvre type éduqué sur le principe du «gardez, gardez, ça pourrait toujours servir une fois ou l'autre», de passer au «achetez et jetez puisqu'un nouveau modèle arrive». Il faut changer de voiture tous les trois ans au maximum, faute de quoi on se ruine en réparations. Ainsi, l'auto est toujours en bon état. Et il faut s'endetter éternellement pour payer le nouveau modèle! C'est incroyable! Ma raison ne peut résister à de telles absurdités.

Aujourd'hui mes parents et les enfants de mes amis, non seulement changent de portable une fois par semaine, mais changent de numéro, d'adresse électronique et même d'adresse tout court. Et moi, ils m'ont préparé à vivre avec le même numéro, la même femme, la même maison et le même nom… et dieu sait si ce nom devrait être changé! On m'a éduqué à tout garder. Tout! Ce qui sert encore et ce qui ne sert plus à rien. Parce qu'un jour ou l'autre ces choses pourraient servir à nouveau. On donnait de l'importance à tout.

Oui, bien sûr, nous avons eu un gros problème: on ne nous a jamais expliqué ce qui est utile et ce qui ne l'est pas. Et avec notre souci de garder (parce que nous étions obéissants), on conservait même le nombril de notre premier enfant, la dent du second, les dossiers du jardin d'enfants et je ne sais pas pourquoi nous n'avons pas gardé leur premier caca. Comment voulez-vous que puissent l'admettre ceux qui abandonnent leur portable peu de mois après l'avoir acheté?

Serait-ce que quand les choses s'obtiennent facilement, on les dévalorise et on les convertit en déchets avec la même indifférence que quand on les acquiert ?

A la maison nous avions un meuble avec quatre tiroirs. Le premier était pour les nappes et les serviettes, le deuxième pour les couverts et les troisième et quatrième pour tout ce qui n'était ni l'un, ni l'autre. Et on gardait… Qu'est-ce qu'on gardait! On gardait tout, tout! On gardait les capsules de boissons! Comment «pourquoi»? On les gardait pour en faire des paillassons qui grattent la boue de nos souliers! Après l'école on en enlevait le liège, on les aplatissait pour les clouer sur une planchette qu'on faisait tinter lors de la fête scolaire de fin d'année. Tout, tout, on gardait tout!

Quand le monde se creusait la cervelle pour inventer des briquets à jeter une fois vides, nous en inventions la recharge. Et les lames de rasoir Gillette, même partagées en deux, se convertissaient en taille-crayon pour tout le cycle scolaire. Et dans nos tiroirs on gardait les petites clés des boîtes de sardine ou de corned-beef au cas où une nouvelle boîte arriverait sans sa clé. Et les piles! Les premières piles passaient du congélateur au toit-terrasse, car on savait bien qu'il fallait les chauffer et refroidir pour en prolonger la durée. Nous n'admettions pas que leur vie utile s'achève. Nous ne pouvions croire que quelque chose vive moins qu'un jasmin.

Les objets n'étaient pas jetables. Ils étaient récupérables. Les journaux! Ils servaient à tout: à faire des semelles pour les bottes en caoutchouc, à étaler par terre les jours de pluie et surtout à emballer. Combien de fois nous avons découvert une information en lisant un bout de journal collé à un bout de viande! On gardait le papier d'aluminium des plaques de chocolat et des cigares pour suspendre des boules de Noël; et les pages de l'almanach pour en faire des tableaux; et les compte-gouttes des médicaments au cas où une fiole n'aurait pas sa pipette; et les allumettes brûlées parce qu'on pouvait au besoin les rallumer avec une qui le serait déjà; et les boîtes à souliers qui devenaient les premiers albums de photos; et le jeu de cartes incomplet qu'on restaurait en écrivait sur un vieux 6 de carreau : «Ceci est un roi de pique». Dans les tiroirs on gardait tantôt les demi-pincettes gauches et les ressorts métalliques au cas où une demi-pincette droite attendrait sa moitié pour se compléter.

Je sais ce qui nous arrivait: il nous était trop pénible de condamner à mort nos objets. De la même façon que les nouvelles générations décident de les «tuer» à peine ont-ils servi. En ces temps-là, rien n'était condamné à mort: même pas Walt Disney !

Et quand on nous vendait des glaces dans des gobelets dont le couvercle en devenait le pied et qu'on nous disait « Mangez la glace puis jetez le gobelet», on répondait oui, mais pas question de le jeter! On les ressuscitait sur le tablard des verres et des coupes. Les boîtes de petits pois et de pêches devenaient des pots de fleurs et même des téléphones. Les premières bouteilles en plastique se transformaient en décorations d'une beauté douteuse. Les boîtes d'œufs en godets pour l'aquarelle, les couvercles de fiasques en cendriers, les premières boîtes de bière en porte-crayons et les bouchons attendaient de trouver une bouteille.

Et je me retiens de ne pas établir un parallèle entre les valeurs que l'on jette et celles que l'on conservait. Ah! Non! Je ne vais pas le faire! Je me mords la langue pour ne pas dire qu'aujourd'hui, non seulement les appareils ménagers sont jetables, mais autant les mariages et même l'amitié sont jetables.

Mais je ne commettrai pas l'imprudence de confondre les objets et les personnes. Je me retiens pour ne pas parler de l'identité qui se perd, de la mémoire collective qu'on est en train de jeter, du passé éphémère. Je ne vais pas le faire. Je ne veux pas mélanger les sujets. Je ne vais pas dire que ce qui était pérenne est devenu caduc et ce qui est caduc a été rendu pérenne. Je ne vais pas dire que les personnes âgées sont déclarées mortes dès qu'une de leurs fonctions défaille, que les conjoints s'échangent contre des modèles plus neufs, que l'on discrimine les personnes auxquelles il manque quelque chose alors qu'on avantage les plus belles avec du fard, des brillants aux cheveux et du glamour.

Ceci n'est qu'une chronique qui ne traite que de langes et de portables. Si au contraire nous confondions les choses, je devrais penser sérieusement à me livrer à la camarde en tant qu'avance sur le paiement d'un autre avec moins de kilomètres et quelques nouvelles fonctions. Mais je suis lent à parcourir ce monde de la substitution mais je cours le risque que la mort me rattrape et que ce soit moi le remplacé.

Eduardo Galeano (traduction François Iselin)

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