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Avril 2011
Chacun chez soi, tous dispersés !
Auteur : François Iselin

« Une famille où la vie commune
ne s'organiserait pas en fonction du
plus faible serait une famille de monstres ».
L'Abbé Pierre, Conférence à Genève en 1954


L'habitat n'a pas échappé à l'avidité des détenteurs des moyens de production: capital, travail humain, ressources naturelles. Ils ont perverti ce bien de première nécessité, ce biotope indispensable de la vie humaine, en une marchandise rare, onéreuse et dévastatrice des terres nourricières et paysages enchanteurs.

Le productivisme immobilier a ceci de particulier qu'il a réussi à accroître ses profits en instaurant, d'une part la rareté – c'est l'endémique «crise du logement» – et d'autre part, l'abondance de ses produits. La rareté a permis d'en faire une marchandise des plus onéreuses et l'abondance, par accroissement artificiel des besoins, une source intarissable de profits. Ce sont les conséquences de cette profusion de nouvelles constructions qui corrompent le patrimoine urbain, aliènent les dernières friches cultivables, endettent les pseudo-propriétaires de villas, épuisent d'énormes quantités de ressources matérielles et énergétiques rares et dégradent, plus que toute autre activité productive, la santé des travailleurs du bâtiment et la qualité de vie de ceux et celles qui occuperont qui «leurs» locatifs, qui «leurs» villas clé en main.

Pour pouvoir accroître ses bénéfices, les propriétaires de ressources du «secteur de la construction» se sont ligués. Ce sont ceux qui détiennent les indispensables terrains à bâtir, les marchands de matériaux, d'équipement et d'énergie nécessaire à la construction, les patrons exploitant la main d'œuvre sous-qualifiée, les fabricants d'engins de chantier. A cette «bande des quatre» sont venus s'acoquiner architectes, ingénieurs, assureurs, fonctionnaires et politiciens pour grappiller quelques restes du pactole.

Cet Etat dans l'Etat qu'est l'industrie du bâtiment – il s'agit plutôt d'une manufacture mécanisée – a élaboré une subtile stratégie idéologique et commerciale pour assurer rareté et abondance de logements. Comme pour toute marchandise, leur stratégie a consisté à doubler artificiellement, à population égale, le nombre de demandeurs d'habitats. Ce tour de passe-passe consistait à forcer les familles élargies et nucléaires à se disperser, de sorte que le plus de ses membres les quittent pour s'isoler dans un nouvel habitat unigénérationnel. Ce complot diabolique, mis en œuvre lors des «Trente Glorieuses», a eu des répercussions alarmantes dans de nombreux domaines:

Social – La grand-maman est «en» EMS, les parents au bureau, la petite à la garderie, le père en convalescence à la clinique, l'une des grandes vit chez son copain, l'autre dans un studio pour ses études, l'oncle vit à la campagne, mais la tante divorcée en ville, enfin, faute de chambres d'amis, on les loge à l'hôtel. Ainsi, les membres de la famille élargie se voient rarement, certains n'ont pas encore de voiture ou d'abonnements – ni surtout de temps – pour se rencontrer. Ce démembrement forcé des familles a des conséquences désastreuses sur la qualité des échanges profonds entre générations, sur la transmission des savoirs et des souvenirs de chacun de ses membres, sur le secours apporté par les adultes à leurs enfants désemparés et leurs aînés à bout de force. Alors, le Capital a sauté sur l'aubaine de ces nouveaux besoins inassouvis en instrumentant les contacts virtuels au moyen de «portables», «sécutels», et autres «Facebook» que jeunes et vieux choient comme des confidents pour épancher leurs ennuis.

écologique – Cette dispersion des ménages est une aubaine, non seulement pour les bétonneurs, mais encore pour les marchands d'équipements, d'énergie, de mobilier et de voitures dont la possession s'est de ce fait démultipliée. De la parente qui cuisinait pour la famille, le parent qui faisait les courses communes, ceux qui bricolaient la maison, ce sont maintenant 2, 3 personnes qui, dans leur coin, préparent le repas, gardent leurs enfants, font les achats, aménagent leur logement… Ainsi, le gaspillage de travail domestique, de temps pour vivre, d'énergie et de biens de consommation atteint les limites de ce que la vie humaine et la nature peuvent ne plus dispenser.

économique – Mais ce gaspillage inouï déborde du cadre familial pour affecter les sociétés entières. Le trafic engendré par les flux incessants entre lieux d'habitation, de travail, de consommation et de loisirs appauvrit les habitants, congestionne les villes et exige toujours plus de nouvelles voies de circulation, privées et publiques, d'équipements de transport et d'énergies fossiles.

Humain
– Les parents vieillissants, isolés dans l'ancienne villa familiale, privés de leur permis de conduire ou de moyens de se déplacer, dépendent alors d'aides à domicile, de livreurs de repas chaud, d'ambulances et du secours dévoué de rares enfants et amis fidèles. Et puis ce sont ces vieillards que l'on découvre par hasard chez eux après la mort ou alors ceux qui croupissent en EMS, Exil-Misère-Solitude, là où finissent de se consumer les beaux livres d'histoires de vies… sans même que l'on ne les ait jamais lus.

François Iselin

Le démembrement familial en chiffres, pour la Suisse
> De 2000 à 2009, le nombre de bâtiments d'habitation s'est accru de 11% alors que la population ne l'était que de 8.6 %.
> En 2000, en Suisse romande, les EMS hébergeaient près de 15% de personnes âgées de plus de 79 ans.
> De 1900 à 2000, le nombre d'occupants par logement a chuté de plus de moitié passant de 4,5 à 2,2 personnes. En d'autres termes, le nombre de logements a été doublé artificiellement en un siècle.
> Pourtant, entre 1970 et 2010, la surface moyenne des logements n'a cessé d'augmenter, passant de 80 à 130 m2.
Ces chiffres – qui ne sont que des moyennes –, ont été fournis par l'Office Fédéral de la Statistique et par PhilippeThalmann, prof. EPFL, in Besoins en logements - combien de pièces SVP?

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