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Juin 2010 °
L’individu en régime néolibéral et les droits sociaux de la personne
Auteur : Claude Calame

Avec l'humanisme qui renaît brièvement de ses cendres à l'issue des massacres de populations civiles et des camps d'extermination de la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 remet à l'honneur l'être de raison du siècle des Lumières. Bien connu, mais très rarement appliqué, l'article premier de la DUDH affirme: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité». Raison et conscience, discernement et sentiment de solidarité sont les traits distinctifs d'un être humain que l'article 3 désigne en tant qu'«individu»: «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne».

Or c'est précisément de la notion de liberté que sont nés tous les malentendus entretenus par la pensée économiste contemporaine quant à l'individu. De fait, le néolibéralisme centré sur le profit à tirer du capital s'est focalisé sur la seule liberté du marché (mondialisé). Ainsi les libertés fondamentales assises sur les droits partagés qui constituent l'individu abstrait de la DUDH ont été transformées en des libertés individuelles; ces libertés de la personne permettraient à chacune et chacun de se développer concrètement selon ses capacités propres. Dans cette mesure, l'individualité est désormais assimilée à la sphère privée que garantirait même le secret bancaire; et les droits égaux qui devraient assurer à chaque être humain des devoirs réciproques sont réduits aux droits de la personne dans sa singularité. Depuis de nombreuses année, la promotion est à la propriété immobilière particulière et à la résidence secondaire pour mieux répondre aux besoins d'espace privé de chacun, à la voiture personnelle pour coller à la nécessité de la mobilité individuelle quand ce n'est pas à l'égoïsme écologique dont le 4x4 est le symbole, à l'école privée pour permettre à chacun de se développer «selon ses potentialités et ses moyens propres». La suite est connue: invasion des campagnes par l'«urbain diffus» avec les conséquences environnementales délétères que l'on constate notamment du point de vue de la dépense énergétique; absence de soutien réel aux transports publics en dépit d'un impact beaucoup plus limité en termes d'espace et d'énergie; dénigrement des écoles publiques malgré les gros efforts qui y sont déployés quant à la réalisation de l'égalité des chances et quant à l'intégration sociale.

Mais il y a bien pire. Qui dit liberté d'habiter, de se déplacer et de se former sur une base individuelle et privée signifie aussi détenir les moyens financiers permettant habitat, déplacements et formation individualisés. Dès lors, par le principe de la concurrence («non faussée»…) l'exercice de ces différentes libertés se trouve subordonné à la liberté du marché; c'est la loi «naturelle» d'une économie qui ne produit plus que secondairement pour répondre aux besoins fondamentaux de l'être humain tels qu'ils sont inscrits notamment dans la DUDH: alimentation, habillement, habitat, soins médicaux, formation. En bonne logique de libéralisme économique, l'investissement et la production doivent en effet principalement répondre aux règles de l'accumulation du capital. Par la transformation de la valeur d'usage en simple valeur d'échange, la production est dès lors soumise aux lois (naturalisées) du marché; ces lois obéissent elles-mêmes au principe du profit financier le plus rapide et à l'exigence de la rentabilité économique la plus élevée. Une telle soumission à la marchandisation étendue de toutes les activités de production humaine a eu quatre conséquences catastrophiques pour les plus faibles, autant à l'intérieur des pays occidentaux qu'à l'égard des pays défavorisés:


Dans une société productiviste qui ne peut survivre que par la «croissance», dans une civilisation de la prestation et de la performance personnelles, l'individu libéral issu de l'émancipation des Lumières est transformé en un producteur et un consommateur appelé à s'endetter pour suivre le mouvement d'accélération et de diversification de la consommation par la création de pseudo-besoins. L'individu attaché au régime démocratique et laïque censé garantir ses libertés et ses droits est ainsi désormais soumis aux contraintes d'une publicité d'incitation à la consommation et à l'endettement; il y est porté par la propagande tapageuse de médias entièrement soumis aux règles du marché de médias où l'on a de la peine désormais à distinguer ce qui est la part de la publicité et ce qui devrait relever de l'information. Des spots publicitaires aux émissions de téléréalité en passant par les journaux télévisés, le ton est toujours le même, favorisant désinvolture, opportunisme et cynisme. Les représentants des partis politiques sont loin d'échapper à ces manifestations de la défense des intérêts les plus personnels et de la satisfaction des tendances les plus égoïstes et les plus viles de l'être humain.

L'idéologie de l'individu-acteur du marché n'est pas sans impact sur ses conditions de travail: les travailleurs plus encore que les travailleuses, les employées plus encore que les employés sont soumis-es à un salaire au mérite censé tenir compte de leurs capacités et prestations individuelles. Elles et ils subiront bientôt les effets discriminatoires de retraites par capitalisation plutôt que par répartition des cotisations. Elles et ils sont confrontés à la perte d'identité provoquée par la flexibilisation, la mobilité et la précarisation qui sont requises par les méthodes de «management»; dans une perspective «entrepreneuriale», ces méthodes de gestion, fondées sur l'apologie de la «performance» individuelle et de la rentabilité, obéissent à l'unique règle de la maximisation des profits (au bénéfice des propriétaires et des actionnaires).

Ainsi l'exigence de la croissance, fondée sur le seul critère du profit financier, signifie l'exploitation sans frein aussi bien des ressources naturelles que des individus; ils sont d'ailleurs eux aussi réduits à l'état de simples «ressources (humaines)».Les effets destructeurs du productivisme capitaliste sur l'environnement et sur l'épanouissement de l'individu ne sont plus à dire: nous les avons chaque jour sous nos yeux.

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