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Août 2007
Imaginer l’Europe de demain à partir de l’Afrique
Auteur : Pierre Pradervand

En pensant l’avenir de l’Europe et/ou de l’Occident en général, je dois d’abord, en tant qu’Africain, répondre de la légitimité qui m’autorise ou non à le penser. Inutile d’espérer une réponse qui me laisserait dans une imparable quiétude, tant l’histoire, celle de l’Europe autant que celle de l’Afrique, se sont brutalement rencontrées. Inutile aussi de se voiler la face dans une pseudo politique propre à l’autruche puisque le monde dans son ensemble fonctionne à l’interne sur un mode corrélatif.

Mais situons tout d’abord la rencontre Europe-Afrique dans le vaste contexte historique qui détermine notre présent. On peut structurer l’histoire euro-africaine en trois moments clés.

D’abord l’insertion de l’Afrique par l’Europe dans la dynamique triangulaire, ce tunnel épouvantable de quatre siècles qui instaure le drame anthropologique, politique, économique et historique actuel. Contre les thèses controversées d’Olivier Pétré-Grenouilleau 1 - primé par le Sénat français - ou du bouillant Stephen Smith auteur de La Négrologie: Pourquoi l’Afrique meurt (Calmann-Lévy, Paris, 2003) qui rendent l’Afrique responsable de sa tragédie, j’ose affirmer que l’esclavage transatlantique rationnellement conçu à partir de l’Europe est à l’origine de cette couche psychologique de dominé et de dominant qui sévit jusqu’à nos jours et qui sans cesse conditionne toute relation Europe-Afrique.

Ensuite, la phase de colonisation sur les mêmes modes de domination et d’exploitation directes. Au-delà de l’obscène débat sur les «côtés positifs» de la colonisation qui passionne certains politiques en Europe, ce geste m’apparaît dans son principe comme inacceptable parce qu’il perpétue le même projet d’aliénation.

Enfin, l’étape où se sont cristallisées des visions d’indépendances plurielles ainsi que leur impossible démocratisation imposée. Cette dernière phase se résume dans le concept de néocolonialisme qui sécrète des formes de domination plus adaptées, plus soft mais qui conserve la même couche psychologique qui n’a pris aucune ride.

Sans doute il y a à redire, et cela même davantage, sur la responsabilité de certains pouvoirs africains. Ces derniers subordonnent leur cruel enrichissement à l’avilissement de leur propre continent, privant aujourd’hui une abondante jeunesse de rêve. Ce crime du rêve est la cause immédiate du départ pour l’Europe pour ces jeunes fuyant la misère, une sorte d’esclavage à l’image du peuple hébreu en Egypte à l’époque mosaïque. Fantasme ou hantise du mythe de l’ailleurs.

«Peut-être le temps est-il venu pour nous de reconnaître que la pauvreté matérielle passagère de l’Afrique nous cache son étonnante richesse humaine et culturelle, tout comme notre prospérité matérielle nous permet de voiler des formes plus insidieuses de pauvreté humaine et spirituelle. Alors, si nous réussissons à créer un partenariat entre le Nord et l’Afrique, peut-être apprendrions-nous un jour à voyager, sinon sur le même chemin, du moins dans la même direction; et non plus comme concurrents, mais comme amis».

On stigmatise la déferlante médiatique qui promeut intentionnellement ou peut-être hasardeusement cette Europe idéale. On se trompe. Autant les médias diffusent l’image triomphaliste et édénique de l’Europe, autant ils sécrètent les images insoutenables du drame de l’immigration. Les cadavres de jeunes Noirs qui jonchent les plages européennes, les reportages crus sur la prostitution forcée des jeunes Africaines en Europe ne sont pas des images rares à la télévision.

Certes l’Europe a envie de montrer qu’elle a réussi, qu’elle est forte et qu’elle tient à se saisir à vie de la parole et s’autorise de critiquer et de réguler l’«intrusion» chinoise actuelle en Afrique. Elle veut parler, faire circuler la parole quand elle a envie, quand elle lui sert.

Cependant, au regard de l’impasse qui caractérise l’Afrique de rêve, tous les moyens deviennent bons. Le nouveau pragmatisme étonne, intrigue et suscite les questionnements les plus variés et les plus fantaisistes

L’Europe abrite à la fois la liberté et sa privation. Vu d’Afrique, l’Europe est une contradiction car nul ne saurait dédouaner le vieux continent par rapport à sa responsabilité partielle dans cette souffrance africaine actuelle. Elle est démocratique, mais pour elle-même. Car la démocratie en Afrique serait, semble-t-il, incompatible avec le projet économique européen très soucieux de l’avenir de l’abondante richesse géologique africaine.

En Occident, deux voix majeures s’élèvent. La première rêve obstinément et secrètement du passé et veut restaurer l’histoire ancienne en privant les autres de leur propriété ontologique d’existence et de mobilité. La seconde dénonce cette abstraction et tente d’instaurer une autre histoire. Cette dernière rêve d’une Europe tournée vers l’avenir.

Vu d’Afrique, le rêve consiste à imaginer une Europe qui n’est pas simplement un lieu où l’on se rend par contrainte. L’Europe du rêve c’est l’Europe qui n’est pas un piège, une sorte de filet à Africains qui exercent une existence de doute déstabilisateur permanent. A la vérité, il n’existe pas une Europe coupée du monde, encore moins de l’Afrique. Aujourd’hui, à l’heure de l’affirmation de l’évidence des intérêts réciproques, il n’est plus question que les relations entre l’Europe et l’Afrique se formulent sur le mode de l’«aide» qui perpétue la domination. Aucun Africain averti n’y croit. Aucun économiste sérieux non plus.

Aucun Africain averti ne croit au simulacre des élections démocratiques, fussent-elles supervisées et authentifiées par les organisations internationales ou par des experts européens. Une quatrième phase de la relation historique Europe-Afrique s’impose et doit passer par un authentique partenariat, équitable et humaniste, juste et propre à l’idée même de la démocratie et de la paix universelles.

Zachée Betché


Notes :

1 Cf. Les traites négrières: Essai d’histoire globale, Gallimard, Paris, 2004.

2 Pour approfondir la réflexion, lire Le cri de l’homme africain (L’Harmattan, Paris, 1993) de Jean-Marc Ela ou Mémoire d’errance (L’Harmattan, Paris, 1998) de Tidiane N’Diaye.

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