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Février 2007
Pour un retour de l’homme sur lui-même
Auteur : Cédric Dupraz

De même qu’un artiste exprime sa sensibilité et l’admire au travers de son œuvre, l’homme extériorise son essence par son travail et se contemple dans le monde qu’il crée. Or, le processus de déshumanisation, qui caractérise notre société moderne, est intimement lié à celui de l’aliénation. En effet, ne reconnaissant principalement que le travail salarié, notre société aliène l’homme et le contraint à devenir étranger à lui-même.

L’une des catégories sociales fortement touchée par ce processus est sans aucun doute celle des personnes en recherche d’emploi, c’est-à-dire, selon Castel, ces «travailleurs sans travail» qui occupent littéralement «une place de surnuméraires, d’inutiles au monde». Ainsi, sur le plan du chômage, le déshumanisme s’exprime, entre autres, au travers de trois conséquences pour les individus:

1) Exclusion financière – L’arrivée au chômage péjore de manière importante les revenus des personnes sans emploi. Ne touchant déjà plus que le 70 à 80% de leur dernier salaire, les chômeurs voient leur manque à gagner encore s’accentuer par la perte du treizième salaire, des primes de fin d’année ou de l’épargne forcée (prévoyance professionnelle).

2) Exclusion sociale – Le risque d’exclusion sociale résulte, pour les chômeurs, d’une part de la perte du pouvoir d’achat pouvant restreindre ses contacts avec son groupe socio- économique d’origine et, d’autre part, d’un processus d’individualisation inhérent au système de l’assurance-chômage. En effet, dans le second cas, les personnes en recherche d’emploi se voient souvent confrontées à un système qu’elles méconnaissent et qui tend à leur donner l’impression d’être seules dans cette situation… alors qu’elles sont près de 200’000 en Suisse! Ce processus d’individualisation, d’exclusion sociale, empêche au final l’émergence d’une conscience collective, d’un sentiment de fraternité, d’un esprit de solidarité.

3) Atteinte à la santé – La perte d’identité professionnelle, de statut social, basée sur un processus de culpabilisation, s’accompagne aussi fréquemment d’une souffrance morale importante. En effet, le discours dominant, souvent intériorisé par une majorité de la population, véhicule l’idée que si les chômeurs le voulaient vraiment, ils pourraient aisément trouver un travail. Or, comme l’écrit Cordonnier, de même que s’adonner à la cueillette des champignons ne fait pas pousser les champignons, de même rechercher un emploi ne crée pas l’emploi. En culpabilisant les chômeurs, le discours dominant a pour principale fonction de dissimuler la réalité objective du système et d’interdire sa remise en cause.

Les conséquences du chômage (perte de repères, de statut, diminution du réseau social, … ) sont d’autant plus inquiétantes que la précarisation semble désormais n’être plus maîtrisable. En effet, premièrement, la pression de certains milieux économiques pour démanteler nos assurances sociales, telles que l’AI, l’AVS ou la LACI (dont la 7e révision prévue pour 2007 est plus que préoccupante), s’intensifie. Ce processus s’explique principalement par un report de charges de la Confédération et des employeurs sur l’aide sociale, financée, elle, par les cantons et communes. Le mot d’ordre de ces milieux économiques n’est désormais plus «guerre au chômage», mais bel et bien, pour reprendre un titre de Cordonnier, «guerre aux chômeurs»1. Deuxièmement, paroxysme de la logique marchande, les travailleurs sont obligés de vendre leur force de travail à des intermédiaires, à savoir les agences de placement. Elément pourtant central de cette opération, le travailleur est dépossédé du profit2 que dégage cette transaction et voit ses conditions d’existence se précariser: l’homme devient une pure marchandise, plus que jamais sensible aux fluctuations du marché, passant régulièrement par des périodes de travail et par des périodes de chômage. D’autres facteurs encore favorisent l’accumulation de la précarité et l’impression d’immuabilité du système, tels que l’éloignement des pouvoirs décisionnels ou la concurrence entre les travailleurs et les chômeurs.

En conclusion, par un processus de déshumanisation, le capitalisme semble désormais avoir atteint le but historique pour lequel il était voué, à savoir l’augmentation des moyens de production et l’unification économique du monde. En effet, à l’exception encore de quelques pays, l’immense majorité des nations se sont ralliées (momentanément?) à l’économie de marché avec des taux de croissance qui, pour certains, avoisinent les 10%. A l’opposé, une majorité de l’humanité est encore et toujours dépourvue quotidiennement de denrées alimentaires vitales. Pire, la répartition toujours plus inéquitable des richesses et du travail généralise la précarité, dont les travailleurs pauvres et les chômeurs semblent être les premiers touchés. Bref, en devenant étranger à lui-même, écrasé par des puissances qui le dominent, l’homme se doit donc de regagner un monde, dans lequel il redeviendrait le centre de toutes les préoccupations. Cette reconquête, ce renouveau de l’humanisme ne pourra se faire sans un processus de désaliénation, c’est- à-dire sans un retour de l’homme sur lui-même.


Notes :
1. Cordonnier, Laurent, «Guerre aux chômeurs» , in Le Monde diplomatique, décembre 2006.
2. La plus-value générée par ces transactions représente en moyenne 30 à 50% du salaire d’un employé.

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